jeudi 22 septembre 2011

René Guénon : Quelques remarques sur le nom d’Adam





Dans notre étude sur la « place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara », nous avons dit que la signification littérale du nom d’Adam est « rouge », et qu’on peut voir là un des indices du rattachement de la tradition hébraïque à la tradition atlantéenne, qui fut celle de la race rouge. D’autre part, notre confrère Argos, dans son intéressante chronique sur le « sang et quelques-uns de ses mystères », envisage pour ce même nom d’Adam une dérivation qui peut sembler différente : après avoir rappelé l’interprétation habituelle suivant laquelle il signifierait « tiré de la terre » (adamah), il se demande s’il ne viendrait pas plutôt du mot dam « sang » ; mais la différence n’est guère qu’apparente, tous ces mots n’ayant en réalité qu’une seule et même racine. Il convient de remarquer tout d’abord que, au point de vue linguistique, l’étymologie vulgaire, qui revient à faire dériver Adam de Adamah, qu’on traduit par « terre », est impossible ; la dérivation inverse serait plus plausible ; mais, en fait, les deux substantifs proviennent l’un de l’autre d’une même racine verbale adam, qui signifie « être rouge ».

Adamah n’est pas, originellement tout au moins, la terre en général (erets), ni l’élément terre (iabashah, mot dont le sens primitif indique la « sécheresse » comme qualité caractéristique de cet élément) ; c’est proprement l’argile rouge, qui, par ses propriétés plastiques, est particulièrement apte à représenter une certaine potentialité, une capacité de recevoir des formes ; et le travail du potier a souvent été pris pour symbole de la production des êtres manifestés à partir de la substance primordiale indifférenciée. C’est pour la même raison que la « terre rouge » paraît avoir une importance spéciale dans le symbolisme hermétique, où elle peut être prise pour une des figures de la « matière première », bien que, si l’on entendait au sens littéral, elle n’en puisse jouer le rôle que d’une façon très relative puisqu’elle est déjà douée de propriétés définies.







Ajoutons que la parenté entre une désignation de la terre et le nom d’Adam, pris comme type de l’humanité, se retrouve sous une autre forme dans la langue latine, où le mot humus, « terre », est aussi singulièrement proche de homo et humanus. D’autre part, si l’on rapporte plus spécialement ce même nom d’Adam à la tradition de la race rouge, celle-ci est en correspondance avec la terre parmi les éléments, comme avec l’Occident parmi les points cardinaux, et cette dernière concordance vient encore justifier ce que nous avions dit précédemment.
Quant au mot dam, « sang » (qui est commun à l’hébreu et à l’arabe), il est, lui aussi, dérivé de la même racine adam : (1) le sang est proprement liquide rouge, ce qui est, en effet, son caractère le plus immédiatement apparent. La parenté entre cette désignation du sang et le nom d’Adam est donc incontestable et s’explique d’elle-même par la dérivation d’une racine commune ; mais cette dérivation apparaît comme directe pour l’une et pour l’autre, et il n’est pas possible, à partir de la racine verbale adam, de passer par l’intermédiaire de dam pour arriver au nom d’Adam.

(1) L’aleph initial, qui existe dans la racine, disparaît dans le dérivé, ce qui n’est pas un fait exceptionnel ; cet aleph ne constitue nullement un préfixe ayant une signification indépendante comme le voudrait Latouche, dont les conceptions linguistiques sont trop souvent fantaisistes.

On pourrait, il est vrai, envisager les choses d’une autre façon, moins strictement linguistique, et dire que c’est à cause de son sang que l’homme est appelé « rouge » ; mais une telle explication est peu satisfaisante parce que le fait d’avoir du sang n’est pas propre à l’homme, mais lui est commun avec les espèces animales, de sorte qu’il ne peut servir à le caractériser réellement. En fait, la couleur rouge est, dans le symbolisme hermétique, celle du règne animal, comme la couleur verte est celle du règne végétal, et la couleur blanche celle du règne minéral ; (1) et ceci, en ce qui concerne la couleur rouge, peut être rapporté précisément au sang considéré comme le siège ou plutôt le support de la vitalité animale proprement dite. D’un autre côté, si l’on revient à la relation plus particulière du nom d’Adam avec la race rouge, celle-ci ne semble pas, malgré sa couleur, pouvoir être mise en rapport avec une prédominance du sang dans la constitution organique, car le tempérament sanguin correspond au feu parmi les éléments, et non à la terre ; et c’est la race noire qui est en correspondance avec l’élément feu, comme elle l’est avec le Sud parmi les points cardinaux.

(1) Voir sur le symbolisme de ces trois couleurs, notre étude sur L’ésotérisme de Dante.

Signalons encore, parmi les dérivés de la racine adam, le mot edom, qui signifie « roux », et qui ne diffère d’ailleurs du nom d’Adam que par les points-voyelles ; dans la Bible, Edom est un surnom d’Esaü, d’où le nom d’Edomites donné à ses descendants, et celui d’Idumée au pays qu’ils habitaient (et qui, en hébreu, est aussi Edom, mais au féminin). Ceci nous rappelle les « sept rois d’Edom » dont il est question dans le Zohar, et l’étroite ressemblance d’Edom avec Adam peut être une des raisons pour lesquelles ce nom est pris ici pour désigner les humanités disparues, c’est-à-dire celles des précédents Manvantara. (1)
On voit aussi le rapport que ce dernier point présente avec la question de ce qu’on a appelé les « préadamites » : si l’on prend Adam comme étant l’origine de la race rouge et de sa tradition particulière, il peut s’agir simplement des autres races qui ont précédé celle-là dans le cours du cycle humain actuel ; si on le prend, dans un sens plus étendu, comme le prototype de toute la présente humanité, il s’agira de ces humanités antérieures auxquelles font précisément allusion les « sept rois d’Edom ». Dans tous les cas, les discussions auxquelles cette question a donné lieu apparaissent comme assez vaines, car il ne devrait y avoir là aucune difficulté ; en fait, il n’y en a pas, tout au moins, pour la tradition islamique, dans laquelle il existe un hadîth (parole du Prophète) disant que, « avant l’Adam que nous connaissons, Dieu créa cent mille Adam » (c'est-à-dire un nombre indéterminé), ce qui est une affirmation aussi nette que possible de la multiplicité de périodes cycliques et des humanités correspondantes.

(1) Voir Le Roi du Monde, chap. VI, in fine.

Puisque nous avons fait allusion au sang comme support de la vitalité, nous rappellerons que, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’expliquer dans un de nos ouvrages,(1) le sang constitue effectivement l’un des liens de l’organisme corporel avec l’état subtil de l’être vivant, lequel est proprement l’ « âme » (nephesh haiah de la Génèse), c'est-à-dire, au sens étymologique (anima), le principe animateur ou vivificateur de l’être. L’état subtil est appelé par la tradition hindoue Taijasa, par analogie avec têjas ou l’élément igné ; et, comme le feu est, quant à ses qualités propres, polarisé en lumière et chaleur, l’état subtil est lié à l’état corporel de deux façons différentes et complémentaires, par le sang quant à la qualité calorique, et par le système nerveux quant à la qualité lumineuse. En fait, le sang est, même au simple point de vue physiologique, le véhicule de la chaleur animatrice ; et ceci explique la correspondance, que nous indiquions plus haut, du tempérament sanguin avec l’élément feu.

D’autre part, on peut dire que, dans le feu, la lumière représente l’aspect supérieur, et la chaleur l’aspect inférieur : la tradition islamique enseigne que les anges furent crées du « feu divin » (ou de la « lumière divine »), et que ceux qui se révoltèrent à la suite d’Iblis perdirent la luminosité de leur nature pour n’en garder qu’une chaleur obscure.(2) Par suite, on peut dire que le sang est en rapport direct avec le côté inférieur de l’état subtil ; et de là vient l’interdiction du sang comme nourriture, son absorption entraînant celle de ce qu’il y a de plus grossier dans la vitalité animale, et qui, s’assimilant et se mêlant intimement aux éléments psychiques de l’homme, peut effectivement amener de fort graves conséquences. De là aussi l’emploi fréquent du sang dans les pratiques de magie, voire de sorcellerie (comme attirant les entités « infernales » par conformité de nature) ; mais, d’autre part, ceci est aussi susceptible, dans certaines conditions, d’une transposition dans un ordre supérieur, d’où les rites, soit religieux, soit même initiatiques (comme le « taurobole » mithriaque), impliquant des sacrifices d’animaux ; comme il a été fait allusion, à cet égard, au sacrifice d’Abel opposé à celui, non sanglant, de Caïn, nous reviendrons peut-être sur ce dernier point en une prochaine occasion.

(1) L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. XIV. Cf. aussi L’Erreur spirite, p. 116 – 119.
(2) Ceci se trouve indiqué dans le rapport qui existe, en arabe, entre les mots nûr, « lumière », et nâr, « feu » (au sens de chaleur).

(René Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmique, Quelques remarques sur le nom d’Adam.)

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